Découverte lors de notre dernière journée d’expertises gratuites consacrée aux bijoux, cette broche, signée Cartier et datée de 1939, a été adjugée 16 310 € le 26 juin 2022, doublant son estimation basse. 

Une explication détaillée s’imposait, elle nous est donnée par Alexis BERTORELLO, stagiaire à l’Hôtel des Ventes Tourny. 

« La maison française de joaillerie et d’horlogerie Cartier façonne et réinvente le goût des bijoux et plus largement du luxe depuis près de cent soixante ans. Le XXème siècle marque pour la maison une effervescence d’influences tirées des différents évènements historiques comme la Grande Guerre, les Années folles ou encore les échanges commerciaux et culturels entre l’Europe et l’Inde.

L’histoire de la Maison Cartier est avant tout une affaire de famille. La genèse de cette dynastie prend place à Paris, au 31, rue Montorgueil, lorsqu’en 1847, Louis-François Cartier reprend l’atelier de bijouterie de la maison Picard. Seulement sept années plus tard, il ouvre sa propre boutique au 9, rue Neuve-des-Petits-Champs, dans laquelle ses premières commandes pour la comtesse de Nieuwerkerke lui permettent d’asseoir son savoir-faire de joaillier et lui accorde une reconnaissance internationale. C’est à partir de 1874 qu’Alfred Cartier, fils de Louis-François, reprend la boutique désormais installée au sein du boulevard des Italiens. En 1899, c’est à nouveau au fils d’Alfred, Louis-Joseph, d’incarner la troisième génération de la maison Cartier. Ce dernier décide de transférer l’entreprise familiale rue de la Paix, aux côtés de maisons renommées comme celle du parfumeur Guerlain et du couturier Frédéric Worth, sacralisant ainsi la Maison Cartier comme bijoutier de luxe et porte-étendard du chic à la française.

Au début du XXème siècle, c’est au tour de Louis Cartier de prendre la direction de l’entreprise familiale désormais devenue une institution. Sensible aux innovations du début de siècle, il oscille entre tradition et modernité mais refuse d’aligner la facture Cartier à l’Art nouveau et au Modern style. À l’inverse, il s’imprègne de la tradition des anciens arts du XVIIIème siècle (« Néo-XVIIIème »), allant de la ferronnerie à la peinture en passant par la dentelle. De même, il puise son inspiration moderne dans les entrelacs de l’art islamique, oriental et asiatique. Afin d’entretenir le style Cartier, Louis décide d’établir un équilibre entre ces deux crédos, donnant naissance au style guirlande, devenue un classique de la maison Cartier. Pour ce faire, le joaillier décide de diminuer la taille des montures et des accroches pour laisser place aux pierres et diamants, incarnant les principaux protagonistes des pièces de Louis Cartier. C’est dans cette ligne directrice que la Maison Cartier se pérennise et prend un nouveau tournant s’inspirant cette fois-ci, des arts décoratifs.

Ce style apparaît dès les années 1910, prend de l’ampleur au lendemain de la Première Guerre mondiale et éclos durant les années 1920 pour ensuite faner à la fin des années 1930. Louis Cartier décide d’emboîter le pas de ce style en choisissant de créer des bijoux aux lignes géométriques épurées couplées à son inspiration des arts du XVIIIème siècle. Pendant cette période, ses deux frères Pierre et Jacques développent l’entreprise familiale à Londres et New-York. De son côté, Louis se découvre une passion pour les arts, les motifs et les pierres indiennes et établit de solides relations avec la haute sphère politique du pays comme en témoignent les nombreuses commandes et échanges auprès notamment du Maharadjah de Patiala. Ce dernier en 1926, les valises pleines de pierres précieuses se rend à la boutique Cartier de Paris hybridant pour la première fois Inde et Art déco. De manière générale c’est un enrichissement réciproque qui s’opère entre les maharajahs et les bijoutiers français. Ces derniers achètent des bijoux traditionnels qui sont ensuite remontés et remaniés dans le goût et l’exotisme que prisaient les créateurs et les riches clients de l’époque. Tandis que les souverains indiens passent commande de bijoux personnalisés puis confient leurs plus précieux joyaux aux maisons européennes afin de les accommoder au style en vigueur dans les Années folles.

– Collier « hindou », Cartier Paris, 1936

  • Platine, or, diamants, saphirs, émeraudes, rubis. Commande spéciale de Daisy Fellowes en 1936, modifiée à la demande de sa fille, la comtesse de Castéja, en 1963. Nils Herrmann. Collection Cartier
  • Crédit photographique : © Cartier

De cette collaboration découlent pour la Maison Cartier de nombreux bijoux, colliers, broches et ornements dont une rétrospective a été effectuée au Musée des Arts décoratifs de Paris entre octobre 2021 et novembre 2022. Son directeur, Olivier Gabet, décrit Louis Cartier comme « un prosélyte des arts de l’Islam qui a été tout sauf un héraut du communautarisme, de l’esthétique et de l’appropriation culturelle. » Ces différents reliquats témoignent de l’avant-garde joaillière de la Maison Cartier mêlant l’héritage du savoir-faire français aux emprunts de motifs et ornements cosmopolites.

– Broche, Cartier, Paris, 1922 

  • Platine, corail, perles et diamants
  • Crédit photographique : © The Al Thani Collection. Photos : Prudence Cuming Associates Ltd

Par ailleurs, c’est durant cette même phase que le bijoutier débute une relation avec Jeanne Toussaint, considérée comme une demi-mondaine mais surtout comme une des rares joaillières françaises. Cette liaison et le statut particulier de Jeanne, déplaisent à l’entourage de la famille Cartier. Cela ne dissuade pas Louis de nommer Jeanne directrice artistique de la Maison Cartier en 1933, qu’elle dirigera d’une main de maître jusqu’en 1970. Dans la même veine que son amant, elle décide de ne pas altérer les pierres précieuses ornant les bijoux et procède seulement à un allégement des montures, les rendant presque imperceptibles. Les influences et inspirations de la talentueuse joaillière se font rapidement ressentir dans les pièces qu’elle crée. Comme un clin d’œil, son iconique surnom mondain « La Panthère » devient un motif récurrent de ses créations. Ce symbole de féminité se décline dans les œuvres de Cartier et s’érige jusqu’à en devenir l’emblème officiel. Aux côtés de ses inspirations tirées des bestiaires, motifs de dragons ou de chimères, Jeanne Toussaint ajoute également une grande symbolique florale inspirée de l’orientalisme. C’est donc main dans la main que le chef d’entreprise Louis Cartier et Jeanne Toussaint perpétuent et modernisent le savoir-faire de la joaillerie française.

– Broche pendentif, Cartier, Londres, 1924

  • Broche : Platine, émeraudes, rubis, diamants émaux colorés et or
  • Gland : perles, perles d’onyx
  • Crédit photographique : © The Al Thani Collection. Photos : Prudence Cuming Associates Ltd

Cartier tire son inspiration de la joaillerie indienne, dans une approche à la fois éclectique et féminine. De cette émulation découle la création en 1939 de la Broche à clip « fleur » en or, platine, émail turquoise et diamants passé en vente à l’Hôtel de Vente Tourny le 26 juin 2022 sous le numéro 13. Cette instigation se ressent principalement dans les motifs traditionnels indiens comme le boteh ou encore la sarpech et plus spécifiquement pour cette broche dans l’usage d’apprêts. L’adoption de pièces démontées provenant directement de bijoux indiens mais aussi de fragments d’artefacts antiques marque une grande partie de la production des joyaux Cartier dans les années 30. Cette pièce, unique en son genre témoigne à elle-seule de la profonde modernité de la Maison Cartier alliant avec brio Art déco et orientalisme rehaussés d’une délicate touche féminine apportée par la direction artistique de Jeanne Toussaint. »

Alexis BERTORELLO

BIBLIOGRAPHIE :

  • Heather Ecker, Judith Henon-Raynaud, Évelyne Possémé et Sarah Schleuning, Catalogue d’exposition : « Cartier et les Arts de l’islam, aux sources de la modernité ». Edition MAD paru le 22 octobre 2021.
  • Dominique Paulvé, « Le goût de l’Asie », Vanity Fairn°32, février 2016, pages 114-117.
  • Rouleau, J. (2004). Du rationnement à l’abondance : les bijoux des années 1940 et 1950. Cap-aux-Diamants, (78), 46–47.
  • Catalogue officiel de l’exposition : « Cartier : Le style et l’histoire » au Grand Palais du 4 décembre 2013 au 16 février 2014. Éditions Flammarion SA paru en décembre 2013

  • Lot n° 13, TRÉSORS 2022, 26 juin 2022
  • crédit photo Hotel des Ventes Tourny

CARTIER

Cartier. Broche fleur en or jaune 18K (750°/00) aux pétales ornés de cabochons de turquoise, le coeur serti de diamants ronds taillés en brillant (modernes et demi taille pour env. 1.80 ct en tout, un rondiste égrisé) les feuilles émaillées de noir et pavées de diamants ronds brillantés (pour env. 0.60 ct de pavage). Revers émaillé de couleur verte et rouge. Dim 7 x 3.5 cm. Poids brut : 32.67 g

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Selon toute vraisemblance la partie supérieure de la broche, le motif de fleur provient d’un motif indien ancien. Ainsi que le souligne l’ouvrage dédié aux bijoux Cartier rédigé par Olivier Bachet ou le catalogue de l’exposition Cartier tenue à Paris (Musée des Arts Décoratifs nov 2021-Mars 2022) la maison Cartier a réutilisé des pièces anciennes au cœur de créations contemporaines aux années 1915-1930.

« Dès le début du XXème siècle, l’influence de la joaillerie indienne sur la production de Cartier se fait sentir. Cette influence se retrouve dans les formes et dans la reprise de motifs traditionnels indiens – bottes, sarpech, etc. – mais aussi, comme dans le cas de cette broche, dans l’utilisation d’apprêts, c’est à dire de pièces démontées provenant de bijoux mais également, de fragments d’éléments antiques ou d’artefacts divers prêts à être réutilisés par Cartier dans de nouvelles créations. Cette utilisation d’apprêts indiens est particulièrement importante à la fin des années 1930. »

Signature Cartier Paris et poinçon tête d’aigle sur la double épingle. Numéros ?? 00020 ou 07533

Diamant central peut être resserti.

Expert : Madame Anne PELLERIN, Monsieur Olivier BACHET