Estimée 200/300€, notre salière n°20 de la vente TRESORS 2022 a été adjugée 4216 € (frais compris) ce 26 juin après une longue bataille d’enchères. Pourquoi l’argenterie du XVIIème siècle est-elle tant appréciée des collectionneurs?

La réponse vous est donnée par Alexis BERTORELLO, stagiaire à l’Hôtel des Ventes Tourny

« L’argent est un métal portant le numéro atomique 47, son point de fusion est de 961,8 °C, sa densité est de 10,49g/cm3, on retrouve son symbole chimique [Ag] dans le tableau périodique de Mendeleïev.

Ce métal considéré comme le plus blanc de tous les métaux est souvent apprécié pour ses propriétés malléable et ductile. Avant tout connu pour être la matière première des pièces de monnaie, dès la « Haute Antiquité » on retrouve dans les écrits d’Hérodote[1], les premières traces de pièces en argent et en or chez les Lydiens vers 650 av. J.-C. (La Lydie était située à côté de l’Ionie, en Asie Mineure occidentale, soit l’actuelle Turquie.) L’usage de la pièce se répand ensuite à travers la Grèce entière, et peu après, Égine, Corinthe, Rhodes et Athènes, commencent à frapper leurs propres pièces selon leurs propres normes.

De même, l’argent permet de façonner des artefacts mythiques comme le bouclier d’Achille d’après les chants d’Homère[2] et l’on retrouve son origine de manière plus empirique dans les écrits de Pline l’Ancien[3]. Ce dernier nous renseigne sur les particularités de l’argent et en précise les principaux gisements (Anatolie, Grèce, Égypte), l’estimation de sa valeur pour l’époque et son usage artistique comme à travers la création de vases, de statues et même le plaquage des lits. Nous pouvons observer que très tôt dans notre histoire, l’argent est une matière précieuse et dotée de vertus qui attire les élites des Cités grecques. En ce sens, ces dernières manifestent une envie de consommer leurs nourritures dans de la vaisselle faite de métaux précieux, à l’exception notable de la Chine et du Japon, où la coutume était déjà à la porcelaine et à la vaisselle laquée. Traditionnellement, la possession d’argenterie témoigne de la richesse du foyer : plus les pièces d’un service d’argenterie sont nombreuses et finement ciselées, plus celui-ci manifeste son aisance financière. C’est donc avant tout un moyen de légitimer son statut social et sa richesse.

Au Moyen-Âge et au début de l’époque moderne, l’argenterie est toujours un objet de valeur, un véritable trésor permettant la thésaurisation[4] ainsi que la transmission de la fortune familiale par héritage. Par exemple, l’inventaire royal de Charles V « Le Sage » (1338 – 1380) fait état de plus de 2500 pièces de vaisselle en argent. La grande majorité de l’argenterie du Moyen-Âge et de la Renaissance n’est pas parvenue jusqu’à nous car fondu pour financer les guerres européennes[5], au grand désespoir des collectionneurs contemporains. Au-delà de l’aspect précieux et esthétique de l’argent, ce métal possède également une qualité très importante dans son utilisation culinaire par ses caractéristiques antimicrobiennes. En effet, certains ions métalliques présents dans l’argent empêchent la prolifération de bactéries et certains champignons.

Dès le XVIIème siècle, les différents commerces coloniaux permettent d’acheminer des quantités phénoménales d’argent provenant des mines du Pérou, de Bolivie et d’Argentine qui passent par le royaume d’Espagne et donne un second souffle à l’art de l’argenterie. La quasi-totalité des rois de France continue à créer des pièces d’argenterie. L’un des principaux mécènes et garants de cet art n’est autre que Louis XIV qui commande pour le Château de Versailles de fabuleux – et éphémères – mobiliers d’argent pour son palais. On y retrouve des guéridons, des tables et services, allant même jusqu’au trône royal. Trop peu de pièces sont parvenues jusqu’à nous à l’exception d’un bougeoir, d’un tastevin, de trois cuillers[6], d’une saupoudreuse et d’une aiguière casque (Fig 1) conservés au Musée du Louvre.

Qu’a-t-il bien pu arriver à cette importante collection d’argenterie royale ?

  • Figure 1 : Leblond, Edouard, Aiguière-casque, 1700, Paris, Musée du Louvre (OA 11949) : L’aiguière repose sur un pied rond à doucine, orné d’un rang de godrons. La panse, largement évasée, est divisée en trois zones superposées que séparent deux fortes moulures de filets rapportées ; à la partie inférieure sont appliqués de puissants lambrequins rayonnants. À la partie supérieure, un large bec verseur est pris sur pièce, tandis que l’anse, fondue et rapportée, est formée d’enroulements et coiffée d’une palmette. Sur la face antérieure, dans un large cartouche feuillagé, sont gravées les armoiries.

Hauteur avec accessoire : 30 cm (dimensions hors tout) ; Largeur avec accessoire : 27 cm (dimensions hors tout) ; Profondeur avec accessoire : 15,9 cm (dimensions hors tout) ; Poids : 1,276 kg

Crédit photographie : © 2000 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi

Entre 1682 et 1689, le jeune roi Louis XIV établit la cour à Versailles et agrémente son appartement royal ainsi que la célèbre galerie des glaces, de mobilier entièrement fabriqué en argent massif. De nombreux témoignages de l’époque nous décrivent, le faste, la beauté et le raffinement de ce lieu. À l’instar de Madame de Sévigné dans ses mémoires, c’est aussi l’Abbé Bourdelot qui décrit cet endroit : « Il y avait deux ou trois ans que je n’avais été à Versailles, J’y allai donc… Figurez-vous quel est l’éclat de cent mille bougies dans cette grande suite d’appartements, je crus que tout y était embrasé. Les ameublements d’or et d’argentavaient encore leur éclat particulier, avec les dorures et les marbres […] ». C’est avant tout grâce aux réformes du principal ministre et conseiller Jean-Baptiste Colbert que le royaume de France se dote d’une richesse nouvelle. Le Roi Soleil décide, plutôt que de garder ses trésors d’argent en sûreté, de confier cette fortune aux plus grands orfèvres de la manufacture des Gobelins, des galeries du Louvre et de la corporation parisienne (Fig. 2 & 3).

  • Figure 2 : Dessiné par Jean Berain et gravé par Dolivar, La galerie des Glaces avec le trône et le mobilier d’argent, aménagement pour l’ambassadeur du Siam en 1686 (détail). Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, inv. Grav. 111

Crédit photographique : © Château de Versailles

  • Figure 3 : Reconstitution à l’occasion de l’exposition « Quand Versailles était meublé d’argent » en 2007. Vue du trône aménagé à l’extrémité de la galerie des Glaces pour les ambassades exceptionnelles.

Crédit photographique : © Château de Versailles

Ces artisans façonnent et donnent naissance en une vingtaine d’années à ce que l’on appelle « La Grande Argenterie » de Louis XIV. Les archives inventorient quelque 200 pièces aussi extraordinaires par la qualité du travail que par leurs dimensions que par leurs poids. On y retrouve des tables de 350 kg d’argent (Fig. 4), des miroirs de 425 kg, une balustrade pour isoler le lit royal de plus d’une tonne, des buires (sortes d’aiguières) de la taille d’un homme, des cuvettes pour rafraîchir les bouteilles qui ressemblent à des baignoires, des bancelles (ancêtres des canapés) pour la Grande Galerie, sans compter les chenets et les luminaires… Les pièces les plus exceptionnelles ont été réalisées dans la décennie 1670, notamment par l’orfèvre Claude Ballin (1615-1678). D’abord au service de Louis XIII, Ballin a été remarqué par Colbert et installé aux Gobelins dans la foulée.

  • Figure 4 : « Table aux amours assis sur des dauphins », dessin en vue de la fonte par Claude Ballin, vers 1670, Stockholm, Nationalmuseun.

Crédit photographique : © Cecilia Heisser.

Malgré le gigantisme et la débauche de matière, le savoir-faire des orfèvres permet de faire ressortir la délicatesse des ciselures qui orne toutes ces pièces de scènes mythologiques, d’emblèmes royaux ou de références au dieu solaire Apollon et qui en font des chefs-d’œuvre de l’argenterie. L’ensemble de ce mobilier participe principalement au faste des cérémonies. La réception de l’ambassade du Siam en 1686 (Fig. 5) est unanimement connue comme la plus extraordinaire et la plus représentative de l’opulence des argenteries versaillaises. Pour l’occasion, le trône placé à l’extrémité de la Galerie a été bordé d’une profusion de pièces d’argenterie. Cette réception marque le triomphe du mobilier d’argent français.

  • Figure 5 : Estampe de l’audience donnée aux ambassadeurs extraordinaires du Roy de Siam le 1er septembre 1686 dans le château de Versailles, 1687

Crédit photographique : © Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, RESERVE FOL-QB-201 (63)

Pourtant, trois ans plus tard, un matin de décembre 1689, le roi annonce qu’il va envoyer tous ses beaux meubles d’argent à la fonte. Personne n’y croit et pourtant avec une grande fermeté, presque du détachement, Louis XIV donne ses ordres par lettre de cachet, enjoignant aux particuliers et aussi aux évêques d’agir de même. Cet acte permet de financer la guerre de Neuf ans (ou Guerre de la Ligue d’Augsbourg du 27 sept. 1688 au 20 sept. 1697) et revendiquer le ravage du Palatinat. C’est ainsi qu’en moins de six mois, les fours de la Monnaie avalent à un rythme effréné toute la grande orfèvrerie française du XVIIème siècle. Le Roi, qui pensait en tirer six millions de livres de son trésor d’argenterie qui lui en avait coûté dix millions, n’en obtient hélas, que deux… Maigre butin pour autant d’argent pécuniaire investi et plus encore, un massacre pour les amateurs et collectionneurs des siècles suivants. Pour autant, l’accroissement des usages domestiques de l’argenterie a permis la survie de certaines pièces antérieure à 1700.

C’est ce qui est arrivé à une salière en argent poinçonné d’une contremarque pour petits ouvrages de Paris daté entre 1691 et 1698. Ce récipient spécifique est passé en vente le 26 juin 2022 à l’Hôtel de Vente Tourny sous le numéro 20 et provoqua un fort intérêt chez les collectionneurs d’argenterie de cette époque. Et pour cause, le travail exceptionnel de l’argent de cette époque, sa rareté et sa finesse ne peut qu’attirer les convoitises…

Plus qu’un simple objet en argent, les salières connaissent tout comme l’argenterie, une histoire ancienne. Tout débute avec l’usage croissant du sel ou chlorure de sodium qui est d’abord considéré durant l’Antiquité comme un symbole de purification et présent durant les rituels sacrés[7]. Ses vertus sont aussi louées dans la Bible en précisant qu’il faut saler toute oblation mais encore et surtout, l’épisode de l’offrande de sel faite à Yahvé[8], illustre son caractère divin. Aussi, le sel est associé un peu partout en Europe au rite chrétien comme par exemple la lutte contre les démons et le mauvais sort. C’est un moyen de mettre en fuite les diables et leurs messagères, les sorcières, ou encore d’éloigner les fantômes. Le sel entre par conséquent dans de nombreuses pratiques cultuelles officielles mais aussi magiques liées aux superstitions. (Fig. 6) De même, lorsqu’une personne était jugée coupable et sanctionnée par l’exil, elle ne pouvait avoir accès à l’eau, au feu et au sel.

  • Figure 6 : Exorcisme du sel. Pontifical romain, XIVe siècle (première moitié).

Crédit photographique : © Institut de recherche et d’histoire des textes, CNRS

En outre le symbolisme du sel, c’est aussi et surtout un formidable moyen de conserver les aliments notamment la viande et le poisson. Au moment de la Renaissance, le sel devient une ressource prisée presque autant que le sucre et permet d’enrichir de nombreux marchands, producteurs et courtiers. Comme l’explique Jean-François Bergier[9], l’histoire de la gabelle est un bon exemple pour démontrer l’importance de la valeur économique et le gargantuesque marché du sel. Ce terme désigne un impôt royal sur le sel étant alors un monopole royal. Cette taxe représentait pour le royaume de France environ 6% des revenus royaux à la fin du XVIème siècle. Cette taxe était soumise au pouvoir arbitraire du roi et l’institution de la gabelle fut à l’origine de tensions sociales qui créèrent des émeutes et les révoltes obligèrent les souverains à assouplir leurs politiques fiscales.

Subséquemment à ces enjeux politiques autour du sel, les mœurs de l’époque érigent la salière en un objet permettant de prouver la réussite sociale de ses commanditaires. Pour les Romains, la salière (salinum) était considérée comme un ustensile de culte familial. Même les familles nécessiteuses tenaient à posséder une salière en argent car lorsqu’elle était placée devant un convive, c’était lui faire honneur. Au Moyen-Âge la salière devient une importante pièce d’orfèvrerie de formes compliquées. Le saleron, le plus souvent unique, est produit en matière dure comme l’agate ou le cristal de roche. Il est tenu ou soutenu par quelques personnages ou quelques animaux représentés par le métal ciselé et parfois émaillé.

Pendant la première moitié du XVIème siècle, la salière proprement dite est un luxe princier. Elle prend aussi le nom de navette. Sa forme est travaillée et compliquée. On trouve par exemple des coquilles faisant office de salière. À la même époque, Limoges commence la production de salières en faïence. Avec le XVIIe siècle, la salière se simplifie et ressemble plus à une bobine. Au XVIIIe siècle, les orfèvres à l’image de Thomas Germain (Fig. 7) réalisent des salières et boîte à épices de grande beauté. Il s’agit d’une pièce importante du service de table car c’est devant elle que la cour devait saluer le roi lors des repas publics. »

  • Figure 7 : Thomas Germain, Salière d’une paire, 1734-1736 (2e quart du XVIIIème siècle), Paris, Musée du Louvre. Écu rajouté, par-devant, au XIXe siècle. La partie haute se compose d’une tortue, accostée d’une huître et d’un crabe en ronde-bosse qui se soulèvent à charnières pour découvrir des cavités et des récipients.

Hauteur : 9 cm ; Longueur : 26,5 cm ; Profondeur : 17 cm ; Poids : 2,045 kg

Crédit photographie : © 2000 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi


Alexis BERTORELLO

Bibliographie :

  • Bailly-Maitre, M-C et Benoit, P. « Les mines d’argent de la France médiévale » In Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 1997, n°28 « L’argent au Moyen Âge », pp. 17-45.
  • Bergier, J-F. « Une histoire du sel », Fribourg Presses Universitaires de France 1982, p.250
  • Deflassieux, F. « Le guidargus de l’argenterie française », Les éditions de l’Amateur, 5, rue de Montholon, Paris, 1988.
  • Extrait du dossier de presse de l’exposition « Quand Versailles était meublé d’argent », Château de Versailles 20 novembre 2007-9 mars 2008.
  • Pollini, A. « Hérodote le père de l’Histoire », Histoire antique et médiévale n°49, juin 2010, p. 15.
  • Weller, O. « Aux origines de la production de sel en Europe. Vestiges, fonctions et enjeux archéologiques ». In Weller, O. (éd.), Archéologie du sel (2002), p. 163-175.

NOTE DE BAS DE PAGE :

[1] Hérodote, Les Histoires, vers -440 av. J-C

[2] Homère, l’Illiade, Chant XVIII, vers -750 av. J-C

[3] Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, Tome second, Livre XXXII « Traitant des métaux »

[4] Dictionnaire Le Robert : « Amasser de l’argent pour le garder »

[5] Notamment : La guerre de Succession d’Espagne (1701 – 1713)

[6] Terme analogue au mot cuillère.

[7] Voir Homère, L’Iliade, Livre II, IX, 214 : « Achille étale la braise ; au-dessus il étend les broches, qu’il soulève de leurs supports pour verser le sel divin »

[8] Voir La Bible, Lév. II, 13 avec le passage d’Ézéchiel (43, 24)

[9] Bergier, J-F., Une histoire du sel, Fribourg Presses Universitaires de France, 1982, p.250